LES AVANTAGES LIES A LA LATERALITE MANUELLE EN ESCRIME SONT-ILS DEPENDANTS DES CONTRAINTES DE CONTROLE DU MOUVEMENT ?

 

BOULINGUEZ Philippe

Laboratoire d’Analyse de la Performance Motrice Humaine, MSHS

99 avenue du recteur Pineau, BP 632
86022 Poitiers cedex, France.

philippe.boulinguez@mshs.univ-poitiers.fr

Lieu de travail

 

INTRODUCTION

En escrime, les droitiers tendent à être avantagés pour la pratique du sabre, alors que les gauchers sont quant à eux largement avantagés dans les armes d’estoc. En effet, les données d’Azémar (1994, 1999) confirment, d’une part, qu’un avantage au sabre pour les droitiers apparaît à mesure que l’on avance dans le tableau de la hiérarchie mondiale, et d’autre part, que l’avantage initial des gauchers pour les armes d’estoc croît avec le niveau atteint en compétition (figure 1).

Il semble que l’on puisse faire correspondre ces avantages liés à la latéralité manuelle aux caractéristiques techniques de chacune des armes, guidées par les contraintes de la réglementation. En effet, les armes d’estoc sont souvent considérées comme sollicitant des actions de projection, dites balistiques, dont l’efficacité dépend largement des délais de déclenchement et d'exécution. Au contraire, le sabre, arme d’estoc et de taille, requiert un large contrôle directionnel et continu des actions (banderilles), dont l’efficacité pourrait dépendre en grande partie des capacités de réorganisation et d’ajustement des trajectoires pendant le mouvement. En termes de contrôle moteur, on parle de deux modes de contrôle différenciés. L’un est dit proactif, puisqu’il représente l’ensemble des opérations qui s’élaborent au sein du système nerveux central avant que le geste ne puisse être initié (planification spatiale et programmation motrice, voir Georgopoulos, 1995 pour revue). L’autre est dit rétroactif, puisqu’il est quant à lui basé sur l’intégration de multiples informations sensorielles et motrices relatives au mouvement en cours et à la cible à atteindre, et répond à la fonction de réduction d’erreur motrice (voir Paillard, 1996 pour revue).

La question posée par l’observation d’avantages liés à la préférence manuelle en fonction de l’arme de pratique peut alors être reformulée en  termes d’avantages liés à la main utilisée en fonction des contraintes techniques (Boulinguez, 1999). Il s’agit en d’autres termes d’envisager la double hypothèse d’une indépendance de la préférence manuelle vis à vis des autres formes d’asymétries cérébrales et d’une dépendance de différentes dominances cérébrales à l’égard des contraintes de contrôle du mouvement.

Figure 1 : Illustration des proportions de droitiers et gauchers manuels recensés par Guy Azémar dans les différentes compétitions mondiales d’escrime de 1979 à 1998 (3829 escrimeurs).

 

METHODE :

Sujets

Six escrimeurs de l'équipe de France d'Epée ont participé à l'expérience. Trois d'entre-eux étaient gauchers et trois étaient droitiers, tous homogènes selon le questionnaire de Bryden (1977).

Dispositif expérimental

Le dispositif expérimental est composé d'un siège ajustable et d'une table de pointage équipée de contacteurs et de diodes émettrices. La première diode, placée dans l'axe sagittal du sujet à 30 cm du contacteur, servait de signal préparatoire et de cible de fixation (CF), et permettait d'aligner la direction initiale du regard et la position de la main sur le contacteur le long de l'axe sagittal du corps. Les trois autres diodes étaient placées au centre de disques métalliques conducteurs de 4 cm de diamètre et servaient de cible. Les trois cibles étaient disposées circulairement à 40 cm du contacteur (O). La cible centrale était dans l'axe sagittal et les deux autres étaient respectivement disposées à 14° à droite et à gauche de cet axe (figure 2).

 

Figure 2 : Dispositif et procédure expérimentaux (voir explications dans le texte).

Expérience 1 :

Procédure expérimentale

Une première expérience était destinée à évaluer l’efficience du contrôle proactif de mouvements réalisés avec chacune des mains chez des escrimeurs droitiers et gauchers manuels homogènes. La tâche expérimentale consistait à pointer avec un stylet une cible parmi trois (0°, ±14°) apparaissant de façon aléatoire, équiprobable et avec une incertitude temporelle variable. La tâche des sujets consistait à atteindre le plus rapidement possible la cible allumée. Ceux-ci étaient informés qu’à la fois le temps de réaction et le temps de mouvement étaient mesurés.

Résultats

Pour chaque variable dépendante, une ANOVA 2 Préférence Manuelle (gauchers vs. droitiers) x 2 Main (gauche, droite) a été appliquée à l'ensemble des valeurs moyennées de chaque sujet.

Temps de réaction (TR) : Quelle que soit la préférence manuelle des sujets, les TR observés pour la main gauche sont plus courts que ceux observés pour la main droite (268±20 ms vs. 280±22 ms, F(1, 4) = 16.8, p<.05).

 

Expérience 2 :

Procédure expérimentale

Le même dispositif expérimental que celui décrit dans l’expérience précédente a été utilisé. Une procédure similaire a été mise en œuvre, à la différence que cette fois, la cible centrale était susceptible d’être déplacée pendant le mouvement (double-step). En effet, la cible centrale restait allumée jusqu'à la fin du mouvement dans seulement 75% des cas (mouvements non corrigés). Dans les 25% d'essais restants, la cible centrale préalablement allumée était éteinte et une deuxième cible adjacente était présentée. L'allumage d'une deuxième cible à la droite ou à la gauche de la cible centrale requérait une correction de la direction du mouvement de ±14°. L'extinction de la première cible et l'allumage de la seconde étaient synchronisés sur l'initiation du mouvement. Il était demandé aux sujets de pointer la cible allumée le plus rapidement possible, tout en respectant le critère de précision imposé. Les sujets étaient incités à utiliser leur vitesse optimale d'exécution (déterminée après une session d'apprentissage d'environ une centaine d'essais), c'est à dire, la vitesse maximale qu'ils pouvaient produire tout en restant capables de corriger leur mouvement si nécessaire.

Résultats

La durée du mouvement (TM) est la variable dépendante choisie pour rendre compte de l’efficacité des corrections en ligne du geste imposées par les sauts de cible. Une ANOVA 2x2 appliquée aux mouvements corrigés montre que la main droite est globalement plus performante que la main gauche au regard du TM, indépendamment de la préférence manuelle (respectivement 327±37 ms et 358 ±29 ms, F(1, 4)=16, p<.05).

 

DISCUSSION

Les relations entre préférence manuelle et capacités manuelles sont équivoques. En effet, il convient de poser la question des supports multiples du niveau d'habileté manuelle. Plus précisément, il s’agit de déterminer quels sont les facteurs directement liés à l'utilisation préférentielle d'une des deux mains qui influencent la performance, et quels sont les éventuels facteurs indépendants de la préférence manuelle sur lesquels pourraient également reposer les performances manuelles.

Les résultats obtenus dans ces deux expériences apportent des arguments suggérant que tant du point de vue de l'organisation du mouvement initial que du point de vue des capacités de correction en ligne du geste, des asymétries manuelles émergent indépendamment de la préférence manuelle des sujets. Ces observations plaident pour une indépendance de la préférence manuelle vis à vis des autres formes de spécialisation fonctionnelle hémisphérique et sont également un argument en faveur d'une organisation cérébrale indifférenciée des fonctions visuo-spatiales (Boulinguez, Nougier et Velay, sous presse ; Boulinguez, Velay et Nougier, sous presse).

Ces résultats permettent de rendre compte des sur-représentations de gauchers et de droitiers manuels en fonction de l’arme de pratique. En effet, pour les armes d’estoc, sollicitant fortement des actions de projection essentiellement balistiques, l’efficacité dépendrait largement des délais de déclenchement et d'exécution. La prépondérance d’un contrôle proactif dans les habiletés sollicitées bénéficierait au système hémisphère droit/main gauche, indépendamment de la préférence manuelle des sujets. En d’autres termes, le gaucher utilisant sa main gauche serait avantagé par rapport au droitier utilisant sa main droite (mais pas obligatoirement par rapport au droitier utilisant sa main gauche). Au contraire, pour le sabre nécessitant un contrôle directionnel continu des actions, l’efficacité dépendrait en grande partie des capacités de réorganisation et d’ajustement des trajectoires pendant le mouvement. La prépondérance d’un contrôle rétroactif dans les habiletés sollicitées bénéficierait au système hémisphère gauche/main droite, indépendamment de la prévalence manuelle des sujets. En d’autres termes, le droitier utilisant sa main droite serait avantagé par rapport au gaucher utilisant sa main gauche.

Ainsi, il apparaît que les contraintes de contrôle de mouvement, i.e., les processus de traitement essentiellement mis en jeu, peuvent engendrer des asymétries manuelles de nature différente. Il a été démontré que les contraintes spatiales d’organisation du mouvement sollicitent des mécanismes sensori-moteurs différents contribuant chacun à l’émergence d’asymétries favorisant la main gauche en TR (Boulinguez et Barthélémy, sous presse). Ces asymétries liées aux contraintes spatiales peuvent expliquer en partie les observations de sur-représentations de gauchers dans les armes balistiques (Boulinguez, 1999). Il a également été montré, chez des sujets d’un niveau commun d’habileté, que les contraintes de contrôle envisagées cette fois du point de vue de l’implication des traitements pro-et rétroactifs dans les tâches requises généraient elles aussi différentes formes d’asymétries (Boulinguez et al., I et II sous presse). Les expériences menées avec les escrimeurs experts de l’équipe de France présentées dans ce travail permettent de rendre compte de ces avantages respectivement conférés aux systèmes main gauche/hémisphère droit pour le contrôle proactif et main droite/hémisphère gauche pour le contrôle rétroactif, indépendamment de la préférence manuelle des sujets. Ces observations permettent de comprendre les sur-représentations de gauchers pour les armes d’estoc et de droitiers pour le sabre. En effet, ce sont les contraintes techniques imposées par la réglementation de chaque arme qui vont solliciter de façon prépondérante un type de contrôle plutôt qu’un autre, et générer de ce fait des avantages manuels résultant de l’asymétrie hémisphérique des différents types de traitement sollicités.

 

REFERENCES

Azémar, G. (1994). Surreprésentation des gauchers, en fonction de l’arme, dans l’élite mondiale de l’escrime. Papier presenté au Congrès International de la Société Française de Psychologie du Sport, Poitiers.

Azémar, G., Stein, J.F. and Boulinguez, P. Functional cerebral asymmetries affect sensori-motor processing and performances in opposition sports. Paper presented at the Vth International Olympic Committee World Congress on Sport Sciences, Sydney, Australia.

Boulinguez P (1999). Les avantages liés à la latéralité manuelle en escrime sont-ils l’expression d’asymétries cérébrales fonctionnelles ? Sportmedizin und Sporttraumatologie 47 (2): 63-67

Boulinguez, P. & Barthélémy, S. (sous presse).  Influence of the movement parameter to be controlled on manual RT asymmetries in right-handers. Brain & Cognition.

Boulinguez, P., Nougier, V. & Velay, J-L. (sous presse). Manual asymmetries in reaching movement control. I: study of right-handers. Cortex.

Boulinguez, P., Velay, J-L. & Nougier, V. (sous presse). Manual asymmetries in reaching movement control. II: study of left-handers. Cortex.

Bryden, M. (1977). Measuring handedness with questionnaires. Neuropsychologia 15, 617-624.

Georgopoulos, A. (1995). Current issues in directional motor control. Trends in Neurosciences 18 (11), 506-510.

Paillard, J. (1996). Fast and slow feedback loops for the visual correction of spatial errors in a pointing task : a reappraisal. Canadian Journal of Physiology and Pharmacology 74, 401-417.